ÉPILOGUE

Le lieutenant Thomas Herrick entra dans la cabine arrière et mit son bicorne sous son bras :

— Vous m’avez fait demander, commandant ?

Bolitho était debout près des fenêtres ouvertes, les mains sur le rebord, regardant les algues au fond de la mer et les petits poissons brillants qui filaient comme des flèches autour du gouvernail immobile. C’était l’après-midi. Le long du rivage de Pendang Bay, les arbres et les verts feuillages ondulaient et brillaient sous une brise régulière, camaïeu d’une douzaine de verts. Joli temps pour faire voile, songea-t-il distraitement, mais pas pour l’Undine, pas encore tout au moins.

Il se retourna et lui fit signe de prendre place :

— Asseyez-vous, Thomas.

Il vit que le regard de Thomas se posait sur les dépêches ouvertes apportées à bord le même jour, un brick étant arrivé de Madras. Des ordres et des nouvelles.

— Un autre navire de la Compagnie va bientôt arriver, Thomas. Cette dépêche émane de l’amiral commandant l’escadre côtière. Il envoie de nouveaux matelots pour remplacer un certain nombre de ceux que nous avons perdus au feu.

Comme c’était facile à dire ! « Perdus au feu. » Il fit lentement du regard le tour de la cabine, conscient que Herrick l’observait, partageant ses souvenirs.

On ne voyait plus grand-chose des blessures infligées à la frégate par les canons de Le Chaumareys. Les pièces de charpente réparées étaient couvertes de peinture fraîche, et l’odeur du goudron et des copeaux de bois régnait dans toute la coque. Il y avait un mois et deux jours qu’ils s’étaient rangés le long du bord de l’Argus, mais en dépit d’un travail éreintant et de la satisfaction de voir le navire reprendre forme, les images du combat hantaient encore l’esprit de Bolitho, comme s’il eût été disputé la veille. Et c’est dans cet esprit qu’il avait travaillé : peut-être, comme lui-même, les autres membres de l’équipage éprouvaient-ils le besoin de se donner tout ce mal à seule fin d’écarter ces sinistres souvenirs.

Des épisodes insignifiants lui revenaient en mémoire au moment où il s’y attendait le moins. Par exemple, le spectacle de l’aspirant Penn se ramassant au moment où un canon se jetait brutalement en arrière sous l’effet du recul, enrubanné de fumée, et les servants qui se jetaient en avant une fois de plus, écouvillon et refouloir en main. Un homme précipité sur le pont dans un nuage d’éclisses y était resté prostré, regardant le ciel sans ciller : Penn avait tendu le bras pour le toucher et violemment sursauté quand le malheureux lui avait saisi le poignet ; il avait dû mourir à l’instant même. Bolitho ne se rappelait pas avoir assisté à la scène sur le moment, mais son souvenir était resté tapi en lui jusqu’à présent. Et Armitage ! Armitage emmenant son équipe à l’abordage après que Davy s’était écroulé sous une grêle de coups ; l’aspirant, gauche et maladroit, aveuglé par la terreur, avait fait appel à ses ultimes réserves d’énergie, mais elles étaient insuffisantes.

Et après la bataille, les odeurs et les bruits… Sans parler du chirurgien ivre mort que trois hommes emportaient, traînaient hors de son infirmerie !

Puis les acclamations sauvages avaient cédé la place au sentiment de leur victoire ; ils avaient alors dû faire face aux urgences immédiates : les blessés à soigner, les morts à immerger et les réparations à entreprendre sans délai. Avec le recul, il était surprenant qu’ils fussent parvenus jusqu’à Pendang Bay, songea Bolitho. Les basses vergues étaient fendues à cœur, le grand mât lui-même était criblé d’éclats et profondément fendu ; seules, les réparations hâtives des étais et haubans l’avaient gardé debout ; les travaux semblaient interminables. Il y avait plus de douze impacts de boulets sous la flottaison ; il avait fallu garder des matelots aux brinquebales vingt-quatre heures sur vingt-quatre, tandis qu’avec l’Argus en remorque, ils étaient revenus à vitesse réduite jusqu’à la terre, la sécurité. La frégate capturée avait déjà appareillé, sous gréement de fortune, pour rallier un chantier en Inde où elle allait être rapidement réparée avant de se joindre à la flotte privée de la Compagnie.

— Avez-vous d’autres ordres, commandant ? demanda Herrick.

Bolitho prit une bouteille de vin :

— C’est confirmé : Pendang Bay va être échangé avec un autre comptoir qui appartient pour le moment à la Compagnie hollandaise des Indes orientales.

Levant les yeux, il découvrit la stupéfaction de Herrick :

— Maintenant que ce comptoir est solidement établi, les Hollandais ne demandent qu’à faire l’échange, manifestement.

Il se remémorait avec une netteté parfaite le visage du contre-amiral Conway au moment où celui-ci avait ouvert la première dépêche apportée de Madras par Raymond en personne.

Il lui avait demandé d’une voix rauque :

— Ainsi, tout cela n’a servi à rien ?

Raymond avait détourné la tête :

— Si, Monsieur. L’autre comptoir, dans le nord, correspond bien mieux à nos besoins. Sir Montagu Strang me l’a expliqué. Vous constaterez que l’on a vivement apprécié votre rôle dans toute cette affaire.

Plus tard, après le départ de Raymond, Conway s’était exclamé :

— Vivement apprécié ! Il n’empêche qu’un nouveau gouverneur va être nommé…

— J’en suis navré, commandant, avait répliqué Bolitho. C’est une bien amère victoire.

— Amère ?

Curieusement, il s’était esclaffé :

— C’est plus un travail de boutiquier que de marin, Bolitho. Mettez-vous cela en tête une bonne fois.

Bolitho poussa sa coupe jusqu’à l’autre côté de la table et s’aperçut que Herrick attendait toujours une réponse.

— Dès que les nouveaux auront signé leur engagement, nous reprendrons des patrouilles dans la région, jusqu’à nouvel ordre.

Il eut un sourire grave :

— Pour l’instant, c’est moi le plus haut gradé dans ces eaux, ce qui n’est pas étonnant puisque l’Undine est le seul vaisseau du roi !

Herrick sourit :

— Et vous l’avez bien mérité, commandant. Quand j’ai compris à quel point vous aviez percé à jour les pensées du commandant français, je…

Bolitho détourna le visage :

— Si le vent était tombé, Thomas, vous penseriez sans doute différemment.

— Dame Chance, commandant !

Son sourire s’élargit. On avait frappé à la porte, Penn entra dans la cabine :

— Les respects de M. Davy, commandant. Le navire de la Compagnie vient de lever l’ancre. Il m’a dit que vous souhaitiez être averti, commandant.

— Merci.

Bolitho attendit qu’il eût refermé la porte ; il avait soudain le cœur lourd. Penn lui-même n’y pouvait rien ; Keen avait eu son avancement, il était lieutenant par intérim, et Soames avait remplacé Davy. Toujours la même chose : le malheur des uns, le bonheur des autres…

— Le navire de la Compagnie, intervint doucement Herrick, appareille pour Madras. Nos blessés y seront mieux soignés qu’ici.

Bolitho ramassa son chapeau :

— Allons le voir partir.

Le soleil sur la dunette était encore brûlant, mais grâce au vent régulier du grand large, il semblait moins ardent. Herrick se tenait près des bastingages, regardant le puissant navire de la Compagnie larguer ses huniers ; sa peinture neuve et le pavillon de son armateur se détachaient vivement sur l’arrière-pays.

Bolitho jeta un coup d’œil sur les ponts de l’Undine et vit que les matelots s’étaient interrompus dans leur travail pour admirer le grand vaisseau qui prenait de la gîte tout en évoluant ; sa coque brillait tandis qu’il virait de bord pour quitter son mouillage.

Peut-être ces hommes avaient-ils le mal du pays : on ne connaissait pas la destination finale du navire. Peut-être songeaient-ils à de vieux amis, gisant dans leurs bandages au sein de la vaste carène, ou aux autres qui n’étaient plus là pour assister à ce spectacle.

Bolitho adressa un signe à Penn :

— Votre longue-vue, je vous prie.

Il n’avait revu qu’une seule fois Viola Raymond seul à seule depuis le retour de l’Undine. Était-ce à cause de son mari, ou parce qu’elle avait compris qu’il était inutile d’ajouter encore à la souffrance de la séparation ? Bolitho l’ignorait.

— Joli navire, commandant.

Herrick avait lui aussi braqué sa longue-vue :

— Et dire que mon vieux père aurait voulu me voir prendre la mer sur un navire de la Compagnie… Les choses auraient été bien différentes, je pense.

Bolitho se raidit à la vue d’une robe vert pâle sur la poupe chargée de sculptures, et du même chapeau qu’elle avait acheté naguère à Santa Cruz. Il entendait encore ses derniers mots, comme si elle venait de les prononcer au-dessus de ce vaste espace couvert de petits moutons déferlants :

— Si vous venez à Londres, rendez-moi visite. Mon mari a obtenu sa promotion, celle qu’il voulait… Je crois bien que c’était aussi celle que je voulais.

Elle lui avait pressé la main :

— J’espère que vous avez également obtenu de moi tout ce dont vous aviez le désir ?

Un coup de canon retentit à terre, un autre fut tiré du gaillard du navire de la Compagnie ; ensuite, conformément à l’étiquette, les saluts furent échangés avec les pavillons.

Bolitho sentit qu’il allait avoir mal à nouveau : elle avait dit la vérité, il ne devait pas souffrir, mais se faire une raison. C’était la paix, maintenant, comme après une violente tempête : ils avaient profité d’un instant, d’un bref instant.

Il songea à Raymond, qui avait obtenu de l’avancement tandis que Conway retournait à l’obscurité ; tout cela le dépassait.

Et pour lui, rien de changé, ou presque… Il y avait eu ce moment de grâce. Était-il vraiment le même ? En essayant de le faire ressembler à l’homme qu’elle eût voulu avoir pour mari, peut-être l’avait-elle effectivement transformé en profondeur.

Penn le héla :

— Un signal, commandant ! Du Wessex à l’Undine.

Gardant l’œil rivé à sa lorgnette pour voir les pavillons monter à la drisse du navire, il épela laborieusement ce message d’une dame : « Bonne chance à vous ».

— Envoyez l’aperçu.

Bolitho continuait de fixer la silhouette vert pâle. Elle agitait lentement son chapeau et le vent jouait librement dans ses cheveux couleur d’automne.

Il répondit à mi-voix :

— A vous aussi, mon amour.

Quelques-uns des marins lancèrent des acclamations et adressèrent des signes d’adieu à l’autre navire qui envoyait davantage de toile et gîtait lourdement sous ses nouvelles amures.

Bolitho remit sa longue-vue au mousse de chambre et demanda :

— Eh bien, monsieur Herrick ?

Herrick acquiesça :

— Oui, commandant. Un verre de vin, je pense que c’est ce que nous méritons.

Bolitho s’accrocha à ces mots, détournant les yeux du navire de la Compagnie qui se dirigeait avec détermination vers le promontoire.

— Au moins l’avons-nous gagné !

Allday les regarda passer et observa le geste de Bolitho pour toucher la poche de son haut-de-chausses, dans laquelle il gardait sa montre. Un simple geste, mais qui en disait long, songeait Allday. Il s’avança jusqu’au bastingage et regarda partir le vaisseau de la Compagnie.

— Bon vent, ma lady. Vous avez laissé votre marque, une marque de bonheur. Mais comment vous approcher de plus près ?

Il soupira.

— Aucun d’eux n’en aurait réchappé.

Keen le rejoignit près du pavois :

— Joli spectacle, n’est-ce pas, Allday ?

Allday se tourna vers lui :

— Oui, Monsieur.

Tu ne crois pas si bien dire, songea-t-il.

— Mais trop beau pour un pauvre marin, Monsieur.

Keen s’éloigna et commença à arpenter la dunette comme il l’avait vu faire à Bolitho plus d’une centaine de fois. Il n’avait cure du regard ironique d’Allday : on l’avait mis à l’épreuve, et il avait gagné. C’était plus qu’il n’avait espéré, c’était plus qu’assez.

Il s’arrêta un instant près de la claire-voie ; il avait entendu le rire de Bolitho, et celui, plus discret, de Herrick.

Intérieurement, il se réjouit avec eux, sans arrière-pensée.

Quand il regarda de nouveau dans la direction du navire en partance, celui-ci avait doublé le promontoire, il était hors de vue.

Il recommença à faire les cent pas sur la dunette. Le lieutenant par intérim Valentine Keen, à bord de l’Undine, frégate de Sa Majesté, était satisfait.

 

Fin du Tome 6



[1] Pour plus de détails sur Alexander Kent et son héros Richard Bolitho, je me permets de renvoyer le lecteur à la préface que j'ai déjà rédigée pour cet ouvrage (Phébus, 1987).

[2] Ses aventures relatées au fil de dix romans (à lire dans l'ordre qu'on voudra), publiées partiellement par Gallimard après la guerre grâce à l'enthousiasme de Louis Guilloux, viennent enfin de faire l'objet d'une intégrale en français (Phébus, 1989-1992).

[3] En anglais : « foie de cochon ». (NdT)

[4] En français dans le texte, comme toutes les expressions en italiques suivies d'un*. (NdT)

[5] Frog : grenouille. Français, autrement dit. (NdT)

Capitaine de sa Majesté
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